La sortie rock du moment, c'est cette "Encyclopédie du rock en France" de Christophe Goffette. Un gros pavé, 800 pages, et un projet très ambitieux car une "Encyclopédie", c'est tout de même un terme qui laisse imaginer qu'on a visé haut. Je l'ai acheté, et je vais vous dire ce que j'en pense, alors que je n'avais pas vraiment envisagé de le faire avant parce que, tout de même, il y a des choses à dire.
Avant toutes choses, je tiens à préciser que je ne connais pas Christophe Goffette, son nom me disait vaguement quelque chose, rien de plus. Ce monsieur a sensiblement mon âge, et il a un parcours assez flatteur puisqu'il a dirigé plusieurs magazines musicaux et consacrés au cinéma, il a été rédac chef chez Fluide Glacial, il dirige une maison de disques et publie un mook. Et il a aussi publié plein de bouquins sur le cinéma et la musique. Voilà, et donc aujourd'hui, il publie une encyclopédie du rock en France.
L'intention est louable, car un tel projet était vraiment casse-gueule : une encyclopédie, carrément... et tout seul, en plus ?!
Admettons, il y a sans doute passé un bon moment. Mais c'est justement le problème : son ego est-il tellement immense qu'il s'est cru apte à réaliser en solitaire ce genre de tâche ? Je n'avais aucun a priori négatif, mais j'ai vite déchanté en parcourant ledit ouvrage.
CV en guise de parenthèse
Avant de vous dire pourquoi, je vais quand même rappeler pourquoi je m'estime apte à juger ce genre de livre, sinon je ne serais pas crédible : j'ai commencé à écouter de la new-wave en 1980 du haut de mes 14 ans, avant d'aller claquer tout mon blé dans les vinyles et les cassettes vierges pour enregistrer à tour de bras tout ce qui me tombait sous la main et que je pouvais louer dans une médiathèque ou emprunter à mes potes.
Ensuite, j'ai simultanément intégré un groupe post-punk et un fanzine sur The Cure, avant de lancer le mien, "Decades", qui se consacrait (déjà) à l'histoire du rock. Nous sommes en 1988. Puis je monte mon propre groupe (un genre de noisy-pop/riot grrl dirons-nous) et j'intègre le fanzine Prémonition à ses débuts, un fanzine "de luxe" (qui ressemble à un magazine), vendu dans les FNAC et par correspondance. Au début des années 90, je crois pouvoir dire que nous étions dans le trio de tête (en terme de ventes je n'ai pas la prétention de dire qu'on était meilleurs que les autres) des fanzines les plus connus, avec Magic Mushroom (aujourd'hui Magic tout court) et Another View. Cela m'a valu d'interviewer Sonic Youth, Nirvana, New Order, Einstürzende Neubauten, The Fall, Therapy?, Echo & The Bunnymen, Killing Joke, j'en passe et des meilleurs.
Parenthèse fermée, tout ça pour dire, en toute modestie, que je crois m'y connaître un chouia en matière de rock, français ou pas !
Des manques impardonnables
Revenons à "l'Encyclopédie du rock en France" : tout naturellement, j'ai d'abord cherché mes groupes préférés. Je me doutais bien qu'il y aurait des oublis ou des approximations, ayant moi-même oublié quelques références dans mon "Génération Extrême, 1975-1982 du punk à la cold-wave" chez Camion Blanc, 2005 (pub faite).
C'est un travail conséquent, c'est inévitable, mais des manques à ce point, ce n'est pas sérieux : qu'il n'y ait pas Trop Tard, le groupe gothique autoproduit dont le tout-Paris gothique parlait au tournant des années 80, ça peut se comprendre. Qu'il n'y ait pas Asylum Party, chantre de la fameuse vague "touching pop" à la même époque, ça peut se pardonner car ils sont cités chez leurs confrères de Little Nemo ou Mary Goes Round. Qu'il n'y ait pas Guerre Froide, qui n'avait fait qu'un EP marquant dans les années 80 avant de se reformer tout de même pour six albums et des tas de concerts ces vingt dernières années, c'est déjà beaucoup plus limite. Mais là où ça devient impardonnable, c'est qu'il n'y ait pas, par exemple, Martin Dupont, Ptôse, End OF Data, les Tokow Boys, Mathématiques Modernes ou encore Trisomie 21/T21, tous ayant sorti un ou plusieurs albums (si encore ils n'avaient fait qu'un vague single, on comprendrait).
Ça, c'était pour les années 80. Pour les années 90, pas de Planète Zen, alors qu'on se souvient que Bernard Lenoir, sur France Inter, avait matraqué pendant des semaines leur premier single, et qui ont fait deux albums par la suite (il est vrai que pour eux, pas de bol, il n'y a quasiment aucune trace sur Internet).
Pour les années 2010, kif-kif : rien par exemple sur la scène parisienne punk bouillonnante qui squattait la Miroiterie - dont il parle pourtant ! - avec des Louis Linng & The Bombs, Hot Dog Addict, Versaillaises à Moustache, IKU, GLU, Punk à Chier et bien d'autres qui étaient sans doute un peu trop dans le DIY et qui n'ont donc laissé de trace que dans les souvenirs et des tirages de disques limités... mais qui ne pouvaient être ignorés, ni de par leur longévité, ni de par leur qualité !
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Couv des Inrocks sur Stupeflip, 2017 |
Je termine ce tour d'horizon un peu désolant avec les groupes actuels, car c'est pareil. Certes on pourrait se dire qu'il est très difficile de faire un état des lieux des groupes d'aujourd'hui, pourtant Christophe Goffette cite, au hasard, un groupe comme FRAGILE, qui n'a fait qu'un EP et qui n'existe que depuis deux ans : c'est donc bien que son ambition encyclopédique l'a poussé à évoquer des choses très récentes. On trouve d'ailleurs, au fil des pages, des groupes qui n'ont quasiment rien sorti. Ce qui est tout à son honneur, mais était-ce une bonne idée, si l'on prétend à l'exhaustivité ?
Enfin il en manque d'autres, qui remplissaient les salles et faisaient des unes de journaux et non des moindres : Sexy Sushi par exemple, et avec eux pas de Mansfield TYA ni de Kompromat non plus. Pas de Stupeflip, alors qu'ils ont défrayé la chronique, et pas qu'une fois (m***e, ils sont quand même cités dans la trop courte bio de Poésie Zéro, ils méritaient mieux) ! On parlait de shoegaze avec les pionniers de Planète Zen, le mouvement est très fort aujourd'hui avec plein de groupes comme Territory, Dead Horse One, Tapeworms, Lunation Gall, Marble Arch, Bermud... pas un mot.
Et pour les dernières sensations françaises dont toute la scène indé a parlé cette année : Vox Low, DEAD., Gwendoline, rien non plus. Gwendoline a quand même eu l'honneur de CNews (quoiqu'on pense de cette chaîne) ou de Canal+ ! Certes, le bouquin était peut-être déjà sous presse. Pas non plus de Lescop ni de son premier groupe Asyl et on ne peut argumenter que la variété rock n'a pas sa place dans ce livre quand on y trouve Daniel Darc... et Damien Saez ou Henri Salvador !
Tout ça, c'était pour les groupes. Parce que dans cette encyclopédie, il y a aussi les fanzines, les maisons de disques, tout ce qui a joué un rôle dans le rock français. Et donc, pas de Prémonition (nous n'avons pas de page Wikipédia non plus, les modérateurs de cette autre "encyclopédie" demandant des preuves de notre existence... ah ben non, parce qu'on n'existe plus), et pas de Another View non plus. On n'aurait sans doute pas dû rester fanzines, contrairement à Magic qui avait franchi le pas vers le magazine. Et pourtant, beaucoup de petits fanzines sont cités, il y a donc eu une démarche pour les retrouver.
Pas de Mowno non plus, le fanzine/mook très investi qui compte, aujourd'hui, dans le rock en France, qui sort même avec des 45 tours offerts et qui se bat comme un beau diable pour défendre la scène indé.
Une encyclopédie peut-elle être partielle ? Vous avez deux heures.
J'arrête là cette liste : plus j'ai cherché à y trouver un groupe qui avait compté pour moi, moins je le trouvais. Un ou deux, passe encore, mais là c'est vraiment trop.
On a surtout le sentiment que c'est toute une forme de rock qui a été dédaignée, car tout simplement l'auteur ne la connaissait pas, et qu'il n'a parlé que de ceux qu'il a trouvés via des sources "autorisées", oubliant carrément des pans entiers des tendances rock, comme le mouvement shoegaze et toute une certaine mouvance cold-wave/post-punk/punk. Par contre, on a plusieurs pages pour Téléphone ou pour Jean-Louis Aubert. Certes, c'est du rock. Quoique, Jean-Louis Aubert...
Un autre aspect de cette "encyclopédie" m'a un peu fait grincer des dents : le ton employé. Goffette écrit comme je pourrais le faire et comme je l'ai déjà fait, moi ou d'autres comme moi. Je m'explique : parfois, il se fait plaisir en descendant en flèche, avec plus ou moins de mauvaise foi, ceux qu'il n'aime pas. Les Inrockuptibles par exemple. Dans d'autres conditions j'applaudirais, cela serait même assez hilarant de lire ce qu'il en dit car il sait manier la plume... mais ça le serait s'il l'avait écrit ailleurs : ce bouquin s'appelle une "ENCYCLOPEDIE", et une encyclopédie, c'est comme un annuaire, ça n'a pas vocation à être le produit du seul caractère, des seuls goûts d'un seul individu, ni le déversoir de son humour ou de ses dégoûts.
On attend, à défaut d'une certaine neutralité, un minimum de subjectivité, en sus de l'exhaustivité. Dans son fanzine, qu'il se lâche ! Dans ses mémoires qu'il aurait pu appeler "ma vision du rock en France, sélection de super-groupes que j'adore", pas de souci ! Mais là, ça met un peu mal à l'aise.
BEST, les meilleurs ? Tu parles !
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Un numéro de Best en 1990 |
Et le pompon c'est quand on lit l'article consacré à Best. Le magazine Best, vous voyez ? Le seul des deux magazines français rock ayant existé dans notre pays des années 60 aux années 90, aux côtés de Rock&folk.
Petit rappel : si Best et Rock&folk avaient défendu avec brio le rock des années 70, dans les années 80 ils était totalement largués (autant Best que Rock&folk). La plupart de leurs journalistes ne comprenaient rien à ce qui se passait depuis le mouvement punk. La new-wave, le post-punk, le mouvement gothique, ça les dépassait totalement et ça ne faisait que quelques petits encarts. Ils en riaient, ils considéraient cette musique avec dédain, ils préféraient mettre en couv les Rolling Stones, c'était tellement mieux (on a quand même pu lire que Joy Division étaient des "lopettes synthétiques"). Allez il y a quand même eu quelques journalistes éclairés qui sont passés rapidement (Georges Daublon, Lydie Barbarian, Laurence romance, etc), mais tellement secondaires, du moins dans les pages de ces canards. Bref, Christophe Goffette a dirigé le magazine Best dans sa deuxième vie, après plusieurs années d'interruption et un magazine en perdition totale. Seulement voilà, qui a acheté des numéros de Best entre 1994 et 1998 ? Qu'il n'ait pas participé au magazine avant d'y entrer n'excuse pas de l'évoquer comme cela, en détournant totalement la réalité. À l'époque où Goffette dirigeait Best, on lisait Rage, ou plus largement les Inrockuptibles (qui bien qu'étant d'odieux parisiens snobs, connaissaient tout de même l'actualité et n'encensaient pas de vieilles choses périmées et rances - quoique). Personne ne lisait Best, victime de cette image poussiéreuse d'antan, d'ailleurs la résurrection n'a duré que 4 ans, un peu de modestie eût été bienvenue.
Donc, lire ce que dit Goffette sur Best, c'est à pleurer de rire devant tant de mauvaise foi, c'est tout juste s'il ne dit pas que sans Best le rock français n'aurait pas existé. Beurk. Dans ces conditions, descendre les Inrocks de cette façon, c'est tout simplement mesquin et pathétique.
Je vais m'arrêter là. Je n'ai rien contre ce gars, mais on sent vraiment qu'il a péché par orgueil. Ce n'est pas une encyclopédie du rock, en tout cas pas du rock dans lequel j'ai grandi, comme des dizaines de milliers de personnes. Pour lui, le rock reste un cliché, celui des frimeurs en perfecto faisant des moulinets sur leurs guitares et connaissant bien leur solfège. Goffette fait du Manoeuvre, et il agit dans la continuité de cet esprit merdique bien français, pionçant sur ses "héros" qui ont tous plus de 60 ans (en France on revient toujours aux trois ou quatre même références pour nous parler du rock : Manoeuvre, Eudeline, Jackie et Antoine de Caunes) - depuis peu on a Thomas VDB, heureusement. Cette attitude a toujours été le principal obstacle à la reconnaissance d'un rock différent, celui que j'appelle le "rock indé" (à tort, je le sais, car mon approche va beaucoup plus loin que celle du simple créneau indépendant).
J'avoue être dépassé par cette attitude que ne connaissent pas les anglo-saxons (lisez donc les "1001 albums qu'il faut avoir écoutés dans sa vie", constamment réédité, rédigés par des dizaines de journalistes rock depuis des années, ça c'est une vraie référence, intelligente et argumentée et qui ne prétend pas à l'exhaustivité).
Pour le reste, soyons fair-play : il dit lui-même que son projet était pharaonique et il avoue sa mauvaise foi. Ouf. Ce livre reste intéressant si vous vous intéressez à d'autres tendance musicales que celles que j'évoque plus haut, il y a pas mal d'infos et sans doute pourrez-vous y découvrir des choses intéressantes. L'ambition est à saluer. Mais sachez où vous mettez les pieds : le titre de ce livre est mensonger, ce n'est pas une encyclopédie du rock français, et les avis donnés n'ont rien de neutre. Un rockeur averti en vaut deux.